AGRAIRES (RÉFORMES)

AGRAIRES (RÉFORMES)
AGRAIRES (RÉFORMES)

Dans son sens originel, la réforme agraire visait surtout une répartition moins inégale de la jouissance de cet outil essentiel de production agricole qu’était la terre . Souvent celle-ci, surabondante à l’origine d’une humanité clairsemée, était alors un bien commun, à la disposition de tous ceux qui voulaient l’utiliser. Les premières délimitations portèrent sur les droits de chasse, pêche et cueillette, puisque ces activités précédèrent la culture proprement dite. Dès que la densité de population augmenta, on se disputa cette jouissance: bientôt apparut, en Chine et autour de la Méditerranée, une appropriation privée du sol. Parfois le propriétaire se confondait avec le cultivateur; mais il put aussi s’en distinguer et dans ce cas vivre sans travail, de la part des fruits de la terre, souvent excessive qui lui était concédée. Dans la Grèce antique, le métayer ne recevait généralement que le sixième de la récolte, en échange de son seul travail. Son héritier musulmant, le «khammès», métayer touchant le cinquième de la moisson, n’est pas encore totalement disparu du Maghreb.

L’«exploitation» devenant exorbitante, le paysan se révoltait, et l’histoire chinoise est pleine de ces jacqueries. De la révolte mexicaine de 1910-1920 au projet de réforme agraire chilienne de 1965-1969, nous étudierons seulement l’aspect contemporain de ces réformes et révolutions agraires. Mais elles commencèrent bien avant, au cri si souvent répété de: «La terre à qui la cultive!» Le Manifeste communiste de 1847 réclamait «la confiscation de la rente foncière au profit de l’État»; et l’Union soviétique aurait été bien avisée de suivre ce précepte, au lieu d’annuler purement et simplement le loyer du sol. Ce faisant, elle a attribué un privilège injustifié à ceux qui reçurent de riches terres noires du Kouban arrosé, au détriment de ceux qui cultivent les plus pauvres podzols de Biélorussie.

Le but de ces réformes agraires, à l’origine, était surtout social . Le paysans, le péon revendiquaient la libre jouissance d’une parcelle (pedazo ) de terre, donc la base nécessaire de leur subsistance. Bientôt leur indépendance économique fut aussi en cause, quand se développa l’économie de marché. La toute récente explosion démographique rend plus dangereuse encore la proximité d’hommes sans terre (ou confinés sur de minuscules parcelles de pauvres sols en rudes pentes) et de terres sans hommes: immenses latifundia sous-exploités, des llanos de l’Orénoque au Mato Grosso brésilien, et à la Pampa argentine.

L’évolution moderne de l’agriculture réduit cependant l’importance de la terre nourricière par rapport aux autres facteurs de la production, travail et capital, dont le rôle s’accroît avec l’«artificialisation» progressive de l’agriculture. Désormais, toute réforme agraire moderne se préoccupe essentiellement du développement de la production agricole, base essentielle du «décollage» économique. Elle doit donc porter une attention croissante aux connaissances techniques et à la formation professionnelle, bases premières de ce développement, et à l’apport des moyens modernes de production, engrais et insecticides, matériel à traction animale puis mécanique... sans négliger l’organisation de l’approvisionnement et de la vente des produits de la terre. À partir de la réforme agraire, ce sont désormais toutes les modalités de la modernisation agricole qui sont mises en question.

Examinons quelques aspects des principales réformes ou révolutions agraires du XXe siècle, de l’Europe à l’Amérique latine, et de l’Inde à la Chine. En conclusion, apparaîtront la complexité du problème et l’urgence des solutions, devant la menace de famine qui submergerait bientôt, si l’on n’y prenait garde, la grande majorité du Tiers Monde.

1. Les années soixante: espoirs et impasses

Réformes agraires européennes

En Europe, les réformes agraires commencent par une véritable révolution agraire, celle d’«Octobre 1917» qui, par la voix de Lénine, déclare la paix au monde, puis nationalise tout le sol de la Sainte Russie des tsars. Nous appellerons révolution tout changement de structure qui réalise une expropriation sans indemnité, que les possédants s’empresseront donc d’appeler illégale, sans étudier plus à fond l’origine de leurs droits de possession, qui reposaient souvent sur la guerre, la violence, l’arbitraire féodal ou royal, ou même sur une autre expropriation s’il s’agit de terres volées aux communautés indiennes par les grands propriétaires, comme cela s’est trop souvent passé du XVIe au XXe siècle, du Chili au Mexique et au Brésil, et tout le long des Andes. La légalité fut toujours une notion toute relative, souvent mise au service des riches.

La crainte de la contagion révolutionnaire détermina les États d’Europe orientale à réaliser après la Première Guerre mondiale des transformations «réformistes», en rachetant aux grands propriétaires une partie de leurs biens, attribués souvent à des moyens et petits paysans. Cette fois, le seigneur fut indemnisé et l’attributaire astreint à payer la terre par annuités. Le nouveau titulaire du sol ne disposait généralement pas de connaissances et de moyens suffisants, ni même toujours d’une paire de bêtes de trait. Il se trouvait souvent endetté, ce qui s’aggrava dès que la grande crise de 1930-1936 compromit l’écoulement des céréales. En 1938, la production agricole roumaine n’avait même pas retrouvé son niveau de 1913. La situation économique était moins mauvaise en Hongrie, où le féodalisme avait reconquis la majorité de ses positions, après la défaite de la révolution de 1919. Ilhyès a cependant décrit l’asservissement parfois abominable des paysans, dans son livre Ceux de la puszta .

En Pologne, en Yougoslavie et en Tchécoslovaquie, sous l’influence du Parti agraire (qui voulait développer le rameau français de cette «Internationale verte»), des réformes timides cherchaient à consolider une classe moyenne d’exploitants agricoles, employant quelques salariés: un peu l’équivalent des «koulaks» russes.

La dernière réforme «bourgeoise» fut réalisée depuis 1949 en Italie, où des offices régionaux ont racheté la terre, avec indemnisation seulement partielle. Soulignons que la loi Sylla n’a été adoptée qu’après l’occupation «illégale» par les paysans de parcelles de grands domaines en friche. La réforme agraire ne se réalise pas de plein gré: une poussée des masses paysannes en constitue le départ souvent obligatoire. Ces offices ont ensuite réalisé de grands travaux d’amélioration foncière (prolongeant la «bonification» mussolinienne): drainage, irrigation, plantation arbustive, construction de logements et fermettes... Cette réforme procédait d’une préoccupation essentiellement politique: la démocratie chrétienne se proposait surtout d’endiguer la vague rurale communiste, en transformant les salariés des grandes villes rurales du Mezzogiorno ou de la Maremme en paysans propriétaires . On escomptait que cette nouvelle qualité en ferait des défenseurs de l’ordre social, des conservateurs: cet espoir a du reste été largement déçu.

Au point de vue économique, cette réforme débutait dans une ambiance de «chômage déguisé» rural. Elle visait d’abord à intensifier le système de culture, avec la préoccupation première d’accroître l’emploi, plus encore que la production. Ce but a été atteint, sinon même dépassé. Valarché a estimé que le travail par hectare a été souvent quadruplé par rapport à celui qui était employé sur le latifundium précédent. Mais, parallèlement, la production n’était même pas doublée: ce qui diminuait fortement le rendement du travail. La création de micropropriétés coûtait fort cher en bâtiments. Danilo Dolci a montré que quelques hectares de céréales de culture sèche au centre de la Sicile ne procuraient que 40 à 50 jours de travail par an, ce qui ne pouvait décider l’attributaire d’un lot de colonisation à habiter son nouveau logement, car il restait d’abord salarié. Il continuait à résider à Corleone, pour pouvoir se présenter à l’embauche matinale en ville.

La plantation de vignes ou d’arbres fruitiers en «files», séparant d’étroites bandes de cultures annuelles, était certes traditionnelle. Elle est désormais dépassée par les techniques modernes, qui ne mélangent plus des pratiques si différentes. L’expansion industrielle de l’Italie du Nord, et même celle du Sud, ajoutée à l’offre de travail venue de Suisse et d’Allemagne, prouve a posteriori qu’il est toujours dangereux de trop subordonner l’économie au social et au politique, et de viser d’abord l’augmentation de l’emploi plutôt que celle de la production.

Révolution agraire soviétique

La révolution agraire de Russie commence par la guerre civile, la disette, les colonnes ouvrières de réquisition, qui développent une ambiance d’hostilité paysanne au pouvoir soviétique. Lénine détend l’atmosphère par la N.E.P., qui rouvre les marchés libres, permet au paysan de louer les terres dont la jouissance avait été attribuée à son voisin, et en même temps ses bras, s’il préfère être salarié, et manque du dynamisme, des connaissances et des capitaux indispensables à un véritable exploitant. Dès 1929, la collectivisation accélérée, que décrète Staline, son pouvoir totalitaire une fois affermi, déclenche une véritable guerre civile entre les communistes et la majorité des paysans, qui protestent contre l’entrée forcée au kolkhoz en abattant près de la moitié du cheptel russe.

L’évolution ultérieure est mieux connue. Il fallut attendre la mort de Staline et le discours de Khrouchtchev de septembre 1953 pour amorcer une très rapide progression de l’agriculture soviétique: près de 50 p. 100 de hausse, de 1953 à 1958. Celle-ci a été due essentiellement à la libéralisation du secteur privé, au relèvement des prix agricoles, à une tutelle moins stricte du parti sur les kolkhoz, au labour des Terres vierges et à la première extension de la culture du maïs. Cette progression a été bientôt suivie, de 1959 à 1968, d’une stagnation de la production per capita : deux mauvaises récoltes de céréales (1963 et 1965) obligèrent même l’U.R.S.S. à vendre de l’or pour pouvoir importer 13 et 10 millions de tonnes de grains. Ce recul relatif est plus difficile à expliquer. Le parti avait raffermi sa tutelle sur les entreprises de production, tandis que l’État ralentissait ses investissements agricoles: le maïs s’étendait trop au nord, et les terres vierges marginales réduisaient leur production chaque année un peu plus sèche, car leurs réserves d’humus avaient été vite consumées...

Démocraties populaires de l’Est européen

De 1945 à 1948, l’Armée rouge «libératrice» installe au pouvoir un front national où domine le Parti communiste, qui se révélera bientôt le seul maître. Les réformes agraires exproprient les Allemands et leurs collaborateurs, et laissent aux grands propriétaires autochtones restés sur place – ils ne sont pas la majorité – entre vingt hectares (Bulgarie) et cinquante-sept (Hongrie). La pulvérisation des exploitations agricoles en petits lots favorise davantage l’expansion de la consommation rurale que celle de la production agricole. Devenu petit exploitant, l’ex-salarié, au lieu de consommer du maïs, le donne à son cochon: aussi, de Budapest à Belgrade, le rationnement reste longtemps fort sévère.

Les lots ainsi dévolus sont attribués «pour mille ans»: durée analogue à celle qui avait été prévue pour le traité germano-russe de 1939, et à peu près aussi brève. Dès juin 1948, une décision du Kominform condamnait l’hérétique Tito, parce que, disait-on, il n’avait pas assez vite collectivisé. Or, il se classait bon second dans cette voie, juste derrière la Bulgarie; ce qui faisait présumer d’autres motifs à l’excommunication. Cette décision constituait également un avertissement à l’ensemble des démocraties populaires: Staline leur ordonnait de collectiviser plus rapidement leur paysannerie.

La collectivisation fut plus ou moins accomplie entre 1949 et 1953 ou 1956, même par la Yougoslavie qui, à l’époque, voulait se montrer plus stalinienne que Staline lui-même. Dès 1951 cependant, une récolte catastrophique – la sécheresse s’étant jointe à la réticence paysanne – incitait le pays à «libérer» ses paysans de cette coopération forcée. En 1952, les villages hongrois s’étaient refermés sur eux-mêmes, les friches s’y multipliaient, les récoltes s’effondraient au point d’obliger Rakosi, Staline étant mort, à laisser la première place à Nagy. Mais la vraie libération paysanne, en Pologne comme en Hongrie, date de l’automne 1956: elle fut la conséquence des événements politiques d’octobre-novembre.

Le kolkhoz a donc pratiquement disparu, en Pologne comme en Yougoslavie. Dans ces pays coexistent seulement les petites fermes privées – limitées à dix hectares en Yougoslavie – et les grandes fermes d’État. Ces dernières sont devenues en Yougoslavie des combinats en autogestion, où de gros investissements ont permis une rapide intensification, alliée à une intégration industrielle. Si le relèvement de la production agricole yougoslave a été très rapide de 1953 à 1960, la progession s’est fort ralentie depuis. En Pologne, de 1956 à 1960, la croissance agricole fut aussi nette mais moins rapide; et le ralentissement de 1960-1966 se révèle également moins marqué qu’en Yougoslavie. Dans ces deux pays, la petite taille des exploitations privées, véritables microfundia , constitue désormais un frein à la modernisation agricole. De nombreux bâtiments sont construits qui seront vite démodés, car ces «fermettes» sont vraiment trop petites pour rester compétitives à l’échelle internationale.

Une réforme agraire «sabotée» au Mexique

Sur la grande hacienda qui, en 1910, couvrait 97 p. 100 des terres exploitées mexicaines, le péon indien voyait sa dignité bafouée: les films d’Eisenstein et de bien d’autres le rappellent. La révolte contre la dictature «porfiriste» se fit au cri de «Terre et Liberté!»; d’autres réclamaient judicieusement «de la terre et des livres». Révolte violente, destructrice, sanglante – un million de morts en dix ans – qui montre à quel point les privilèges peuvent s’accrocher. Par ailleurs, les «jacques» révoltés ne comprennent pas toujours qu’ils ont intérêt à respecter les usines, canaux et autres installations productrices. L’article 27 de la Constitution de 1917 remet la propriété du sol et des eaux à l’État, qui peut en confier la jouissance, sous condition de conservation, d’utilisation dans l’intérêt général et de répartition plus équitable des richesses. Ainsi se concrétise la notion de propriété, acceptable seulement quand elle remplit une fonction sociale.

Les grands propriétaires se virent peu à peu arracher une part de leurs haciendas, qui fut attribuée en propriété collective à des ejidos collectifs, groupant les attributaires résidant en un même lieu, constituant un même noyau de population. Si la propriété était ainsi collective, la jouissance du sol fut généralement individualisée; mais la parcelle attribuée ne pouvait être ni vendue, ni hypothéquée. Elle ne pouvait donc servir de gage au crédit bancaire traditionnel.

Dans les villages de l’Altiplano mexicain, relativement surpeuplés, surtout aux abords de la capitale, chacun reçut un lot de terre, à titre de dotation de caractère social plutôt que d’outil de production économique . Nombreux étaient ceux qui avaient un autre métier. Les anciens péons savaient certes labourer, mais n’étaient généralement pas capables de diriger une exploitation agricole autonome. Ils manquaient pour cela tout à la fois de connaissances, de capitaux et même des équipements les plus élémentaires, comme une paire de petits bœufs et une charrue en fer.

Devant les pressions des propriétaires et les résultats insuffisants obtenus sur les premières terres ainsi réparties, leur distribution fut considérablement ralentie jusqu’en 1935, quand Lazaro Cardenas lui redonna une forte impulsion. Il tâcha de corriger les plus graves défauts en distribuant des lots plus importants, en réalisant un gros effort d’instruction paysanne, et en créant une banque chargée d’attribuer des crédits aux titulaires de ces parcelles collectives, la Banco do ejidal. Il développa aussi les ejidos collectifs, qui cultivaient leurs terres en commun, un peu comme des kolkhoz. Nettement moins mauvais qu’auparavant, les résultats d’une telle action restèrent encore largement insuffisants.

Dès 1940, la droite du Parti révolutionnaire institutionnel – savourez ce nom – revient au pouvoir et garantit les propriétaires privés contre l’expropriation d’un minimum déterminé de terres, que les plus influents surent vite dépasser. Le départ de près de deux millions de manœuvres ou braceros aux États-Unis marqua alors le début d’un tès rapide accroissement de la production agricole mexicaine, qui réalisa un record pour le Tiers Monde. Pour l’essentiel, c’était le secteur privé qui l’avait réalisé. Il est vrai que la plus grande partie des travaux d’irrigation avait été effectuée sur les terres de ces «capitalistes». Devant une telle situation, les adversaires des réformes agraires triomphent, soulignant la médiocrité des résultats obtenus en secteur collectif.

Mais ses partisans peuvent répondre que, seul de toute l’Amérique latine, le secteur privé mexicain a pu réaliser un si rapide progrès agricole. Presque partout ailleurs les latifundiaires, qu’aucune révolte n’avait inquiétés, continuent à sous-utiliser aussi largement les sols – en grande majorité sous forme de pacages très extensifs – et les hommes – aussi souvent semi-chômeurs que mal nourris. Cependant, depuis 1956, les travaux d’irrigation mexicains deviennent plus coûteux, leur rythme se ralentit, de même que la vitesse d’expansion agricole.

Depuis 1966, l’expansion agricole devient égale ou inférieure à la croissance démographique. Dans ce match population-subsistance, les agronomes jettent l’éponge et ne peuvent plus suivre. Car ils ne voient guère plus de 30 millions d’hectares à labourer un jour – le double du chiffre actuel – ni plus de 12 millions à irriguer – soit le triple.

Une révolution agraire imprudente à Cuba

Dans un cadre néo-colonialiste, de 1902 à 1921, la production sucrière cubaine avait très rapidement progressé, de 1,5 à 4 millions de tonnes. En 1959, Cuba ne pouvait vendre plus 5,5 millions de tonnes de sucre à un prix intéressant. Cela faisait bien moins, par habitant, qu’en 1921; on laissait chaque année le cinquième des cannes sans les récolter. Cette sous-utilisation du sol et des hommes (le chômage sévissait durement, en dehors de la zafra , de la récolte des cannes) s’accompagnait bientôt d’une dictature politique corrompue, de plus en plus intolérable. Contre celle-ci, revendiquant la dignité de l’homme, se dressait une intelligentsia, d’origine urbaine et bourgeoise, de jeunes universitaires. À bord du Granma , qui débarque les révoltés de décembre 1956, on ne compte ni un ouvrier, ni un paysan. Mais bientôt les paysans pauvres de la Sierra Maestra, puis les salariés des grandes plantations de cannes, les aideront puissamment. Cependant les ouvriers des villes, les «vrais» prolétaires, ne se joindront guère à la rébellion qu’une fois celle-ci victorieuse.

La loi de réforme agraire de mai 1959, inspirée des lois italiennes de 1949, se veut réformiste. Mais son application sera vite révolutionnaire, sous l’impulsion de l’armée «rebelle»: les indemnités qu’elle prévoyait ne seront donc pas versées. Car les États-Unis repousseront la main que Fidel Castro était pourtant allé leur tendre en avril 1959 – faute politique de première grandeur, qui annonce Saint-Domingue et le Vietnam. La rupture avec la nation «économiquement protectrice», consommée pendant l’été 1960, incite les Cubains à se rapprocher des ennemis de leurs ennemis, donc de l’Union soviétique; et à collectiviser – trop rapidement – l’ensemble de leur économie.

Le 11 août 1960, Castro déclare qu’il ne s’agit désormais plus de réforme, mais de révolution agraire. Au printemps de 1961, il proclame officiellement son choix de la voie socialiste. Il organise alors les domaines expropriés en fermes d’État (trop grandes, aux parcelles trop dispersées, trop administratives et trop centralisées) les granjas del pueblo . Leurs résultats seront encore compromis par une diversification excessive de l’agriculture cubaine. Voulant produire tout ce dont le pays avait besoin, on introduit dans chaque granja jusqu’à 20 et même 35 cultures nouvelles, toutes plus mal connues les unes que les autres des travailleurs et de la majorité des techniciens. La masse salariale augmente bien plus vite (60 p. 100 en 2 ans) que la production (10 p. 100 en 1959 et 1960); aussi, le blocus aidant, les boutiques se vident-elles. Le rationnement doit être instauré.

Après son avance de 1959 et 1960, la production agricole semble baisser d’un bon quart entre 1960 et 1963; tandis que le nombre des jours-travail augmente, le plein emploi est vite atteint. Mais nous avons pu calculer que la productivité d’un jour-travail avait souvent baissé de moitié en 1963, par rapport à 1959! Dès ce moment s’amorce un redressement certain, mais encore trop lent. Les débouchés avantageux, ouverts par les pays socialistes au sucre cubain, permettent de redonner la priorité à la canne; la production de 1967 approche de six millions de tonnes de sucre et l’on se proposait même, à ce moment, d’en produire 10 millions pour 1970. «Si la condamnation de la monoculture sucrière de 1960 avait été poussée trop loin, une réhabilitation également excessive ne paraît pas sans danger pour l’économie cubaine», écrit justement M. Gutelmann.

Deux tentatives réformistes, du Venezuela au Chili

Au Venezuela, il paraît guère possible de parler d’une véritable réforme agraire. Le pays est vaste, riche de son pétrole, largement dépeuplé dans ses zones frontières. Le gouvernement actuel entreprend la colonisation des terres neuves, inoccupées. Mais ces actions se révèlent très coûteuses, surtout au vu de la modestie des résultats. Ces régions ainsi ouvertes à la culture nécessitent d’abord d’énormes dépenses d’infrastructure: création de villages et de centres sociaux, bâtiments d’exploitation, téléphone, électricité, adduction d’eau, réseaux de distribution...

La production nouvelle s’établit très loin des centres habités, son transport sur les lieux de consommation est donc très onéreux. Certes, on évite ainsi de toucher aux propriétés existantes, donc d’aborder un problème politico-social. C’est, somme toute, une manière d’esquiver une vraie réforme agraire. Pourtant l’intensification agricole sur les domaines déjà exploités se révélerait généralement beaucoup plus intéressante, économiquement, que la conquête de ces «frontières», surtout quand des terres de qualité sont aussi largement sous-exploitées que certains llanos de l’Orénoque.

Dans le Guarico occidental on produisait, en 1956, 4 kg de viande poids vif par hectare et par an, là où des prairies artificielles auraient pu assez aisément dépasser le rendement de 200 kg. Mais il aurait fallu investir des capitaux, apporter plus d’attention à l’exploitation et finalement renoncer à l’absentéisme de l’exploitant, si fréquent en Amérique du Sud. Ce que le propriétaire y recherche avant tout, c’est l’absence de souci, donc l’exploitation la plus extensive. Les carences alimentaires des enfants de ses péons lui importent généralement bien peu: après tout, ce ne sont que des descendants d’esclaves!

Le Chili d’Eduardo Frei se propose de réaliser une vraie réforme. Cependant les indemnités d’expropriation accapareront des ressources qui manqueront ensuite pour les investissements productifs. Cette tentative, si elle pouvait être poussée assez loin pour réussir, offrirait aux jeunesses rurales «rebelles» de l’Amérique latine une intéressante solution de rechange à la révolution castriste. Elle se préoccupe, avec J. Chonchol, de la formation des cadres et de la fourniture de crédits. Mais le clan encore puissant des propriétaires mène contre ces projets, au Parlement chilien, par le biais d’amendements multiples, une véritable guerre d’usure. Pris entre le front populaire et la droite, suspect aux États-Unis, Frei aura-t-il la possibilité de mener à bien une réforme capable d’accroître rapidement la production? Ce serait bien nécessaire, car depuis quinze ans, le Chili voit la proportion de ses aliments importés augmenter d’environ 1 p. 100 par an: ce qui ralentit son équipement.

Cela reste à peu près aussi vrai dans toute l’Amérique latine, qui voit son niveau nutritionnel diminuer chez les pauvres, tandis qu’augmentent vite son endettement et ses importations alimentaires, ce qui freine son industrialisation. La situation économique et politique de l’Amérique latine ne pourra bientôt plus guère trouver, du fait aussi de l’incompréhension des États-Unis, de solutions réformistes assez efficaces: elle semble nous préparer plutôt des explosions révolutionnaires.

La «révolution de la civilisation» chinoise

En 1967, nos journaux lui ont donné le nom de «révolution culturelle»: ce contresens affaiblit la réalité. Longtemps opprimé par le propriétaire, l’usurier et le mandarin, le paysan chinois, si souvent révolté, a enfin rencontré, dès 1928, dans le vieux berceau de Jiangxi, puis dès 1935 à Yan’an, dans le Sh nxi, les cadres et la doctrine du Parti communiste. La conquête japonaise ayant réveillé le sentiment nationaliste, l’armée rouge, soutenue par les masses paysannes, a, d’un même élan, balayé les troupes nippones et l’armée de Tchiang Kai-chek, pourtant puissamment aidée par les États-Unis.

Le pouvoir communiste, une fois installé sur tout le pays, en octobre 1949, généralise d’abord une réforme agraire révolutionnaire. Elle confisque toutes les terres des non-exploitants, et même une partie de celles des paysans riches, pour les répartir aux paysans pauvres et aux ouvriers agricoles. Cent millions d’hectares de labours sont cultivés par cent dix millions au moins de familles paysannes. L’énorme masse de micro-exploitations qui en résulte va être ensuite progressivement organisée.

On généralise d’abord les équipes d’entraide saisonnières, organes de solidarité paysanne traditionnelle lors des grands travaux: labours et semailles, récoltes et battages. On les rendra ensuite permanentes, en étendant leurs activités tout au long de l’année. Elles rassemblaient déjà un petit capital collectif, outillage et bêtes de trait, qui facilitera la création, à partir de 1954, des coopératives de production semi-socialistes. Celles-ci grouperont souvent 20 à 30 familles. Elles sont appelées semi-socialistes, car leur bénéfice net, une fois réglés impôts et dépenses de production, une fois mises de côté les provisions pour investissements, paie le loyer du sol apporté par chacun et rémunère le travail fourni par chaque famille.

Le 31 juillet 1955, dans un discours qui sera publié seulement le 13 octobre, le président Mao Zedong donne son premier grand coup de barre à gauche, en ordonnant l’accélération de la collectivisation, qui ne touche alors que 15 p. 100 des paysans chinois. Il sait se faire écouter: dès mai 1956, 96 p. 100 étaient groupés en coopératives socialistes qui supprimaient, avec la rente foncière, la dernière trace de propriété individuelle du sol, et rémunéraient le seul travail.

Pour l’inciter à la coopération, on avait promis monts et merveilles au paysan chinois, dont on avait voulu faire «un socialiste sans le savoir»; mais les résultats restèrent assez modestes. L’U.R.S.S. fournissait jusque-là aux Chinois «le modèle soviétique avancé»; en mars 1956, le XXe congrès de son Parti communiste dénonce, par la voix de Khrouchtchev, les excès de Staline, que les Chinois avaient appris à révérer. À la fin de 1957, les Chinois décident d’adopter leur propre modèle de développement, et le choisissent bien hardi. Les grands travaux hydrauliques, menés à une échelle sans précédent au cours de l’hiver 1956-1957, incitent aux regroupements des 740 000 coopératives socialistes (rassemblant chacune 170 familles et 150 hectares en moyenne). Au printemps 1958, le «grand bond en avant» et la «ligne générale » ordonnent le dépassement illimité de tous les objectifs de production déjà fixés. Ils mettent l’accent sur les petits hauts fourneaux, dernière suivivance de l’idéologie soviétique, accordant à la métallurgie une priorité inconsidérée.

Deuxième grand coup de barre du président Mao Zedong qui, le 31 août 1958, ordonne le regroupement des 740 000 coopératives en 26 000 communes populaires rurales. Surinvestissement: il atteint plus du tiers de la production brute; surindustrialisation: chaque commune tend vers l’autarcie; surcentralisation: apparition des «armées industrielles du travail agricole» de Marx; enfin tentative pour aller au plus court vers le communisme, avec les aliments gratuits donnés en réfectoires publics. En présence de tels bouleversements, et se voyant demander des efforts parfois surhumains, les paysans accentuent leur réticence. Aussi les quatre années de dure disette qui suivront (1959-1962) ne seront pas dues seulement aux aléas climatiques.

La révolution de la civilisation n’a pas favorisé la production, puisqu’elle condamnait l’économie. Le slogan «la politique au poste de commande» n’a pas toujours favorisé le progrès économique. Cependant, les gosses de Pékin apparaissaient, dès 1964, à tous ceux qui avaient fait escale à New Delhi, beaucoup mieux nourris que ceux de la capitale indienne. Que nous réserve la révolution de la civilisation, qui voudrait créer un homme vraiment socialiste, à peu près indifférent aux récompenses matérielles? L’année 1966 sera peut-être considérée comme une date plus importante que 1917.

L’échec indien

Dès 1959, il était prévisible au vu des erreurs commises par l’administration indienne qu’un énorme déficit céréalier apparaîtrait vers la fin du IIIe plan, en 1966. Les erreurs ont persisté et la disette annoncée s’est malheureusement réalisée, amenant son triste cortège de souffrances. Et cela pas seulement, comme on l’insinue, à cause de la sécheresse de 1965, qui abaissa la récolte de grains alimentaires vers 73 millions de tonnes, car 1964 et 1966 ont enregistré, avec 88 millions de tonnes chacune, les meilleures récoltes de toute l’histoire indienne. Cependant la disette et le déficit persistaient au cours de ces meilleures années, malgré des importations sans cesse croissantes. Si l’on tient compte des dégâts des rats et des insectes, des pertes en minoterie, des semences et de la consommation du bétail, on voit qu’il ne reste pas assez de grains pour le demi-milliard d’Indiens de 1967, qui n’ont pas grand-chose d’autre à manger, même en tenant compte des 10 millions de tonnes d’aide alimentaire, niveau atteint en 1966 et 1967, mais non dépassé: on ne pouvait en transporter et en distribuer davantage.

L’aide alimentaire, quand elle devient la plus importante, aboutit à une impasse : elle permet la multiplication inconsidérée des rats, des singes, des bovins et des hommes, rendant par là plus difficile l’obtention d’un équilibre ultérieur entre population et subsistances. Elle dispense le gouvernement indien des réformes de structures indispensables au développement; cependant, les vaches sacrées ne constituent pas un obstacle essentiel. Beaucoup plus graves sont la sous-alimentation de celles-ci, qui ne leur permet pas de produire assez de lait et de travail; la survivance des castes, qui ôte tout espoir de promotion sociale aux castes inférieures, les plus nombreuses; le manque de crédits à taux normal et l’usure, qui freinent tout essai de modernisation; la corruption des fonctionnaires, la spéculation des marchands, qui s’enrichissent plus vite en période de disette; le métayage, qui donne souvent au propriétaire de 50 à 70 p. 100 de la récolte pour la seule fourniture du champ nu, et incite le métayer, qui fournit tout le travail et toutes les dépenses, à pratiquer la culture la plus extensive possible.

Une réforme agraire a bien été réalisée, au cours du premier plan (1951-1956) surtout, qui supprimait les droits féodaux des zamindars au prix de confortables indemnités. Cependant la terre n’a généralement pas été remise «à qui la cultive», à l’homme à la houe; mais plutôt à un ancien intermédiaire entre le propriétaire et le laboureur. On a ainsi multiplié le nombre des propriétaires; donc finalement, étant donné les traditions indiennes, celui des non-travailleurs, qui se confond généralement avec le premier.

Jusqu’à quel degré de misère la paysannerie indienne continuera-t-elle à se résigner? Une révolution violente serait-elle capable de la mettre au travail avec une ardeur comparable à celle des Chinois? Si ce pays prolonge ses erreurs, le déficit indien ne cessera de croître, et ne pourra donc jamais être comblé par l’aide extérieure. Car celle-ci devrait croître de plus en plus vite: de 1964 à 1966, elle est passée de 4 à 10 millions de tonnes de grains. L’exemple indien nous montre, après celui de l’Amérique du Sud, que si les réformes agraires sont bien difficiles à réussir, l’absence ou l’insuffisance de telles réformes conduisent aux plus redoutables impasses.

Les voies du progrès

Mais répartir la terre ne suffit guère qu’en économie primitive, où toute l’énergie vient des bras des paysans – ou des paysannes – et où l’équipement se réduit à quelques outils à la main: la houe et la «machette», ou coupe-coupe, sont alors les plus répandus. Dès qu’un certain stade de développement a été franchi, le paysan roumain ou mexicain de 1921 a déjà besoin, au minimum, d’une paire de bœufs, avec charrette et charrue métallique. Il lui faut aussi apprendre à mieux cultiver, à utiliser les engrais et les variétés sélectionnées, qui exigent d’abord l’observation d’un calendrier cultural rigoureux, un meilleur travail du sol, une protection accrue des cultures contre leurs ennemis...

La réforme doit alors viser la constitution d’exploitations de surface unitaire assez importante pour assurer un bon degré d’emploi de la famille, des bêtes de trait et du matériel. À ce stade, il importe de fournir tout un ensemble cohérent de facteurs de production, permettant la meilleure utilisation de chacun d’eux. Or les pays en voie de développement commencent à peine à aborder ce stade et dans les plus mauvaises conditions. Paul Bairoch, dans son livre Diagnostic de l’évolution économique du Tiers Monde , nous montre que la productivité du travailleur agricole afro-asiatique aurait diminué de 20 p. 100 depuis un demi-siècle. Car, dans cet intervalle, la population agricole de ces deux continents a environ doublé, alors que les surfaces cultivées sont loin d’avoir suivi, surtout dans le Sud-Est asiatique déjà surpeuplé. La légère augmentation des rendements n’a pu compenser, il s’en faut de beaucoup, la diminution de surface par travailleur.

Si en Asie du Sud-Est, de l’Inde à la Chine, en passant par Java et le Vietnam, c’est surtout la terre qui manque, en Afrique ce sont d’abord les connaissances et l’équipement, car la terre n’y fait généralement pas défaut. Cependant la courbe d’accroissement des cultures vivrières, ces dernières années, y reste largement au-dessous de celle de la population. Désormais la réforme agraire, pour être socialement efficace, doit mettre au premier plan les préoccupations économiques. Elle doit d’abord viser le développement, l’augmentation de production, en recherchant, partout où se trouve le principal obstacle au progrès, le plus dur goulet d’étranglement. Si une meilleure répartition de la terre apparaît généralement prioritaire en Amérique centrale et en Amérique du Sud, ce n’est pas une raison pour y négliger les autres moyens de la modernisation. Si les crédits et les connaissances sont devenus partout des facteurs de production essentiels, cela ne signifie point qu’en Afrique tropicale certains aménagements du régime foncier ne sont pas spécialement utiles.

Il nous faut donc désormais considérer la réforme agraire d’abord comme un moyen de développement agricole. Sans oublier qu’au départ de ce développement, le secteur agricole commande le progrès économique d’ensemble. P. Bairoch nous a aussi montré que, sans le rapide accroissement de la productivité agricole anglaise (40 p. 100 entre 1730 et 1780), la révolution industrielle n’aurait pas pu prendre dans ce pays une ampleur décisive.

Aux États-Unis et même en Europe occidentale, on assiste, ces dernières années, à une nouvelle révolution agricole par le développement des ateliers industriels. Ce sont de véritables usines agricoles, où s’entassent des centaines de milliers de volailles, des dizaines de milliers de porcs, ou des milliers de bovins. Dans ces pays développés, il faut rechercher les moyens de rendre «bon marché» la terre destinée à se loger, mais aussi la terre nourricière. Sinon les charges foncières de l’exploitant tendent à devenir insupportables.

L’histoire de l’agriculture nous montre qu’il n’y a pas de structure agraire optimale, pas de solutions universelles de progrès. Car l’optimum dépend étroitement du stade de développement atteint, du degré d’équipement déjà réalisé – ou rapidement réalisable.

Le monde au seuil de la famine

Ce problème de la réforme agraire ne peut plus être abordé dans un esprit purement académique. Depuis 1959, la F.A.O. nous dit que la production alimentaire par habitant a cessé d’augmenter en moyenne mondiale. Comme elle n’a pas, depuis, cessé de croître dans les pays riches, c’est qu’elle a diminué dans les pays pauvres. Le Brésil, de 1959 à 1967, n’augmente guère sa production alimentaire, en valeur absolue; mais il accroît d’un cinquième sa population, réduisant d’autant les disponibilités alimentaires par habitant. À ces populations sociologiquement, techniquement, sinon politiquement retardées, notre médecine a brusquement attribué une mortalité du XXe siècle, tout en leur laissant un outillage et une organisation de production relativement beaucoup plus primitifs. Nous les avons maintenues dans le rôle de producteurs de matières premières mal payées et les avons ainsi déséquilibrées à un point tel que seul un contrôle rapidement généralisé des naissances, l’industrialisation et l’amélioration des termes de l’échange leur permettraient de ne pas sombrer. En leur absence, le Tiers Monde, exportateur net de 11 millions de tonnes de céréales et oléagineux en moyenne annuelle en 1934-1938, a été importateur net de 36 millions de tonnes de céréales en 1966; son déficit ne cesse de croître, et de plus en plus vite.

2. Les années quatre-vingt: de la redistribution des terres à la recherche de l’efficacité économique

Diversité des objectifs

Si l’on constate qu’en Amérique latine et dans certains pays d’Asie la redistribution des terres demeure prioritaire, les pays à économie socialiste ont cherché à réduire les goulets d’étranglement qui affectent leur agriculture, tandis qu’en Afrique, dans un environnement parfois très dégradé, les efforts ont porté en premier lieu sur le développement des cultures vivrières (comme le projet des «villages-centres» au Congo). Souvent freinées par les résistances qu’elles suscitent, voire totalement édulcorées, toutes ces réformes possèdent la caractéristique commune de représenter un enjeu politique et économique majeur dans les pays où elles sont mises en œuvre.

Tel est le cas aux Philippines dont l’ancienne présidente Corazon Aquino a fait de la réforme agraire une initiative clef, destinée à accroître la production vivrière mais surtout à combler les inégalités sociales qui alimentent les rangs de la rébellion communiste, persistante dans les campagnes. Signée le 10 juin 1988 après un an de débats difficiles au milieu des menaces de révolte des grands propriétaires (10 p. 100 d’entre eux possédaient 90 p. 100 des 9,7 millions d’hectares cultivés dans le pays), la loi de réforme agraire a prévu que, contre indemnisation, chaque propriétaire ne pourrait plus conserver que 5 hectares, plus 3 hectares pour deux héritiers s’engageant à cultiver la terre. Toutes les terres sont concernées (et pas seulement les rizières comme lors de la réforme Marcos en 1972) et de 5 à 6 millions de fermiers sans titres, métayers et travailleurs agricoles doivent bénéficier de cette réforme qui s’appliquera progressivement sur dix ans. Son coût, qui pourrait atteindre 10 milliards de dollars, et l’importance des aspects qu’elle délaisse (recyclage des ouvriers agricoles, circuits de distribution, crédit rural, fourniture d’engrais) ont suscité aux Philippines un fort scepticisme, la gauche dénonçant les «nombreuses échappatoires qui permettent aux grands propriétaires de se défiler».

Ces difficultés ne sont pas sans rappeler l’exemple du Brésil, où le plan national de réformes agraires (P.N.R.A.), lancé le 10 octobre 1985 par le président de l’époque José Sarney, devait voir initialement la redistribution de 44 millions d’hectares avant 1989. Un climat de violence et une valse des responsables (six ministres de la réforme agraire se sont succédé en trois ans, jusqu’à la fermeture du poste en janvier 1989) ont abouti à un ralentissement des expropriations et des réinstallations, dans un pays où 2,6 p. 100 des grands propriétaires contrôlent 50 p. 100 des terres. Au premier trimestre de 1989, seuls 4 millions d’hectares avaient été redistribués, ne profitant qu’à 89 000 familles, sur 1,4 million prévu au départ.

Les pays socialistes

Dans un autre cadre, avant l’effondrement de ces régimes, certains pays socialistes s’étaient déjà engagés sur la voie d’une désétatisation plus ou moins audacieuse. Ainsi, en U.R.S.S., les paysans furent formellement autorisés à quitter les fermes collectives par le décret du 26 mai 1986, tandis que les coopératives furent mises à égalité juridique avec les kolkhoz par le décret du 7 juin 1988. Ces derniers furent par ailleurs autorisés à discuter les plans de l’État par la charte de mars 1988 et leur impôt sur les bénéfices fut abaissé de 60 p. 100 par le décret du 15 juillet 1988. Le 26 août 1988, la durée des baux individuels ou coopératifs fut portée jusqu’à cinquante ans et l’embauche des salariés temporaires autorisée. Ces mesures ne suscitèrent toutefois que peu d’intérêt chez les agriculteurs soviétiques, peu enclins à troquer la «sécurité» des exploitations collectives contre les risques de l’aventure privée. Il n’en a pas été de même en Chine où, à partir de 1985, a commencé la deuxième étape des réformes rurales, avec la levée des principaux monopoles étatiques dans la commercialisation des produits agricoles et l’introduction de mécanismes de marché. Avec de fortes disparités, cette phase a cependant coïncidé avec une stagnation préoccupante de la production agricole (céréales: face=F0019 漣 2,2 p. 100 en 1988). L’inflation, la hausse du coût des intrants (+ 40 p. 100 en deux ans), le prix d’achat des céréales par l’État, jugé trop bas par les paysans, la morcellisation – frein à la mécanisation – et la faiblesse des investissements à long terme ont notamment eu pour conséquence une réduction des emblavures et plus généralement de la surface des terres cultivées.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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